Travailler avec un cancer
De quoi l’idée du risque du déni est-elle le symptôme ?
20 juin 2020
temps de lecture : 3 mn
2 pages A4
« Il faut faire très attention à ce que Madame X ne soit pas dans le déni ».
Madame X est opératrice dans un laboratoire pharmaceutique, elle aime son travail « aux préparations », un travail fait de concentration – les préparations sont sur mesure –, d’attention à maintenir le rythme et la qualité, fait de co-activité avec deux collègues, chacune contrôlant différentes étapes du travail des autres et réciproquement. Madame X a eu un cancer du sein, avec un traitement lourd, sur près d’un an. Elle veut reprendre son poste à plein temps ; c’est le mois de mai, il y a des ponts, des congés à prendre, elle pense qu’elle réussira à récupérer quand elle en aura besoin.
Le médecin du travail est ennuyé : Madame X est dans le déni. Vouloir reprendre ainsi à plein temps en est la preuve. Elle n’a pas eu l’air de comprendre quand il lui a expliqué qu’elle serait fatiguée, qu’il fallait qu’elle se repose. Elle a répondu qu’elle s’en doutait bien mais que son poste, elle voulait le reprendre, et que dans cette équipe, il n’y avait pas de temps partiel, l’organisation du travail ne le permettait pas. Donc soit à plein temps à son poste, qu’elle adorait ; soit un temps partiel thérapeutique et elle reprendrait sans doute à un poste d’opératrice, qu’elle avait mis des années à quitter ! franchement, la double peine. Le médecin a tenté de lui faire comprendre que ce n’était pas comme ça qu’elle devait le prendre, qu’elle devait se reposer et qu’ensuite on verrait. Une sorte de dialogue de sourds s’en est suivi. Madame X, furieuse, quand le médecin du travail lui a dit qu’elle était dans le déni de sa maladie. Elle lui a répondu avec dépit et aigreur qu’il ne connaissait pas sa maladie et encore moins son travail et qu’elle se demandait ce qu’elle faisait là s’il comptait lui mettre des bâtons dans les roues pour sa reprise.
« Il faut faire très attention à ce que Madame X ne soit pas dans le déni ».
C’est ce que le manager de Madame X a retenu quand il a discuté avec la DRH de la reprise de sa collaboratrice. La DRH avait eu le médecin du travail, elle était embêtée. Lui, il était serein quant au retour de sa collaboratrice à plein temps ; il avait anticipé cela – il avait été régulièrement en contact avec elle pendant son arrêt long et des personnes de l’équipe rapprochée aussi et il avait imaginé une organisation pour la reprise : la remplaçante de Madame X, bien formée pourrait rester dans l’équipe, affectée sur une autre mission temporaire qui, pour être honnête, ne réclamait pas un plein temps mais ça, la DRH n’était pas obligée de le savoir. Il avait un motif explicite pour prolonger le CDD de la remplaçante, en l’affectant à une surcharge d’activité en lien avec l’arrivée d’un nouvel équipement au laboratoire. En se disant qu’il pourrait jouer sur une équipe élargie, avec cette soupape de sécurité s’il fallait, au début, compenser par exemple des problèmes de rythme de travail de Madame X… Il ne fallait pas ce que ça dure trop longtemps, mais, en gros, le Manager était confiant : si Madame X voulait revenir à plein temps tout de suite, avec cette organisation souple, ça pouvait très bien fonctionner, bien mieux c’est vrai qu’avec un temps partiel thérapeutique, où on a du temps de travail en moins… mais du coup, des marges de manœuvre en moins aussi.
Mais le Manager se demandait : c’est quoi cette histoire de déni ? qu’est ce que je dois anticiper pour ne pas être complice de ce déni ? il ne s’agirait pas Madame X replonge ou rate son retour…
« Il faut faire attention, Madame X, elle est dans le déni ».
Quelques jours après la reprise de Madame X, des collègues échangent. Pas tout à fait d’accord entre elles. Argumenter permet de clarifier les idées, les convictions sur l’ordre juste des choses. Permet aussi de mobiliser des pans de la réalité qu’on n’avait pas forcément en tête. Par exemple, sur le déni. C’est celui de la personne ou celui de l’organisation ?
Madame X, après ce qu’elle a eu, elle est revenue à plein temps tout de suite.
C’est hyper courageux, elle fait bonne figure ! elle est drôlement forte.
Oui, tu parles ! c’est le déni de la maladie, ça ! elle a encore des traitements, elle aurait pu rester se soigner chez elle, prendre soin d’elle… après ce qu’elle a traversé, ce n’est pas du luxe. On ne sait pas pourquoi elle se sent obligée de travailler, ce qu’elle veut prouver.
Peut-être qu’elle ne veut rien prouver, juste qu’elle veut travailler, qu’elle s’ennuie chez elle. Un arrêt maladie, c’est pas comme des vacances en fait, on s’ennuie vite quand on va mieux non ?
Peut-être qu’elle s’ennuie, mais ça ne veut pas dire qu’elle peut travailler au top. Et ça, c’est du déni non ? Après, c’est son équipe qui va devoir compenser. Comme ça, elle, elle restera dans son déni ? c’est pas lui rendre service.
Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que cette équipe, elle ne raisonne pas du tout comme ça en fait. Elles se sont organisées ; la remplaçante est toujours là et l’équipe fonctionne à 5 au lieu de 4. Les filles ont proposé de réviser l’organisation pour tourner à 1,5 équipes, elles sont à 3 en début de semaine et en binôme sur 2 ou 3 jours sur les fins de semaine. Comme ça, elles gardent du mou pour finir ce qu’elles ont à faire, même si elles ont pris du retard … Je crois pas qu’elles aient l’impression de compenser quoique ce soit. La seule qui donne là-dedans, c’est la jeune en CDD, qui ne cherche pas un nouveau job tout de suite en acceptant d’être reconduite éventuellement…
C’est sûr, quand les problèmes de santé des unes reposent aussi sur la solidarité des autres, la boite peut se vanter de faire des choses !
Tout à l’heure, tu disais que Madame X était dans le déni et qu’elle serait mieux chez elle ! là tu dis qu’elle compte sur la solidarité des autres. Mais tous et toutes, on compte sur la solidarité des autres, pour travailler en temps ordinaire et encore plus quand on reprend après un gros pépin. Pourquoi on parle de déni ? pour ne pas parler de ce qu’on doit mettre en œuvre, à tous les niveaux, dans une boite pour qu’on peut puisse promettre aux gens que s’ils veulent travailler pour se sentir vivants, c’est jouable, il faut voir comment, mais c’est jouable. Et pas leur dire que non, reste encore chez toi, fais attention à ne pas être dans le déni.
Pascale Levet